Le rock est mort (et cette fois c'est la bonne)

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On l'a aimé tendrement, passionnément, on le trouvait cool avec son arrogance, sa classe folle, et l'aura de respectabilité à peu de frais qu'il nous offrait à tous, il n'y a encore pas si longtemps que ça. L'esprit rock : l'indépendance, la rébellion, les drogues, les super fringues (sauf peut-être pendant l'époque grunge), la baise facile. ET le traditionnel connard qui déboule en soirée avec sa gratte pour massacrer "Karma Police" de Radiohead quand tout le monde est bourré. Le rock, c'était bien, c'était frais, c'était sexy et sexuel comme l'énergie et la rage adolescentes. Tellement sexy que même cette grosse loutre avinée de Pete Doherty pouvait se taper un top model. Mais ça, c'était avant. Pour beaucoup de jeunes gens aujourd'hui, le rock n'évoque absolument rien, à part une bande de boyscouts jouant du banjo. On va cesser sur le champ de se raconter des histoires à dormir debout : la mythologie des guitares, des gros riffs qui tachent, des groupes qui répètent dans leur garage, appartient désormais à un passé glorieux et poussiéreux, aux livres d'histoire, aux musées, aux pages de Rock&Folk (dont les chanteurs morts se disputent souvent la couv'). Iggy Pop peut désormais cesser de se fatiguer à chiner sur le Bon Coin, et vous pouvez ranger vos blousons et vos airs maussades : c'est cuit, rideau, on ferme la quincaillerie, et cette fois c'est pour de bon.

 

Ca m'a sauté aux yeux (et aux oreilles) lors de soirées avec des amis de mon boyfriend (moyenne d'âge : 20 ans). En jetant un oeil dans les playlists, j'ai remarqué que le rock était aux abonnés absents : hormis un album des Arctic Monkeys ou de The xx perdus dans la nature, l'essentiel du contenu des iPods était très largement hip hop, électro, voire même pop : on retrouvait pêle-mêle Iggy Azalea, Crystal Castles, Selena Gomez, Kanye West, Skrillex, Lady Gaga, Moderat, la BO de Gatsby, Icona Pop, Deadmau5, Miley Cyrus, Sexy Sushi, Beyoncé ou les 2NE1. Bon, à un moment, dans toute soirée qui se respecte, tu as toujours un noyau dur de fans de Tryo qui veut faire la loi, mais il se heurte immanquablement à de vives protestations.

 

Puis il y a quelques jours, en découvrant le lineup du festival californien de Coachella, c'est devenu une évidence : les têtes d'affiche Muse, Arcade Fire ou Queens Of The Stone Age y font figure de derniers dinosaures rock, poussés vers la sortie par Lana Del Rey, Lorde, Pharrell Williams, The Knife, Calvin Harris ou Martin Garrix.

 

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Si la prog' de Coachella donne le la de l'industrie musicale, ça bande mou pour le rock indé.

 

 

Cette fois, c'est la bonne : le rock, pour la première fois de sa très longue existence, est devenu une niche parmi d'autres, une minorité de la culture jeune. Il y a toujours d'incroyables supergroupes, mais le flot de nouveaux noms et surtout de nouveaux succès populaires, qui ne s'était jamais tari durant les années 90 ou 2000, semble aujourd'hui en prendre un sérieux coup dans l'aile. Vous vous rappelez, vous, des derniers gros tubes rock sur lesquels vous avez dansé ? "Take Me Out" des Franz Ferdinand ? C'était il y a pile 10 ans. "Seven Nation Army" des White Stripes ? 11 ans. Ah ouais merde quand même.

 

Pour enfoncer le clou, on apprend récemment que Le Mouv', la seule grosse FM rock en France avec Ouï FM et RTL2 (qui ne passent que des vieilleries), va orienter sa programmation musicale vers plus d'electro. Il est vrai que ces dernières années, la station "jeune" de Radio France est devenue le bar PMU de toute la scène boum boum française, accueillant régulièrement les Pedro Winter, Brodinski, Club Cheval, Gesaffelstein, Para One et autres à venir papoter et passer des disques. Si même Le Mouv', toujours prompte à recevoir dans ses studios le moindre petit gang de jeunes provinciaux repéré chez Les Inrocks Lab, se met à abandonner progressivement le rock, je ne donne pas cher de la peau des nouveaux groupes à guitares voulant se lancer sur le marché.

 

Ces exemples sont autant de clignotants bien voyants qui ne disent qu'une chose : la pop culture et la jeunesse semblent très bien se passer du rock, ça va aller merci bisou. En 2014, si tu veux percer dans la musique, évite d'investir dans une guitare sèche. Et si tu veux être booké dans un festival ricain, mieux vaut être DJ. Et suédois. Avec de grosses machines.

 

Les albums rock font de moins en moins d'étincelles dans les charts, mais le filon rock continue pourtant à être rentable. Les festivals de métal européens connaissent une expansion phénoménale. En France, l'édition 2013 du Hellfest, avec ses 167 groupes programmés, a réuni 112 000 chevelus dans un coin paumé en Loire-Atlantique. Les autres festivals rock font encore le plein, même en période de crise. Mais les organisateurs s'accordent tous pour dire que l'avenir reste incertain. Et on assiste, à la période estivale, à un chassé-croisé des mêmes artistes se produisant dans des dizaines de manifestations différentes. On les appelle les "squatteurs de festivals", et ils confirment cette désagréable sensation de revoir encore et toujours les mêmes noms en tête d'affiche (on remarquera que dans la liste des squatteurs de 2013, le rock perd peu à peu du terrain au profit de l'electro). On sait aussi que les festivaliers se déplacent souvent davantage pour l'ambiance de kermesse et l'expérience collective de la picole que pour les groupes programmés : les préventes de billets partent chaque année comme des petits pains, alors qu'aucun nom n'est encore annoncé.

 

Bon mais alors, qu'est-ce que ça veut dire ? Le binaire n'est pas devenu ringard, les groupes ne sont pas devenus mauvais. C'est tout connement un problème de flux. Il y a juste infiniment moins de groupes rock charismatiques, capables de fédérer un large public dans les grandes manifestations jeunes de 2014. Mais il s'agit surtout d'un signal fort : longtemps considérée comme la seule musique digne d'intérêt par une génération de journalistes et de gens des médias qui ont aujourd'hui des enfants qui ne jurent que par la house pop de Disclosure, le rock est devenu en 2014 un fétichisme revivaliste, uniquement entretenu par ces mêmes gars dont la jeunesse a été bercée par les Smiths ou Springsteen. Les Inrocks pointaient récemment du doigt dans un article le business des vieux du rock : les tournées sans fin des Pixies, le dernier album de Bowie et des Black Sabbath, Mötorhead à Coachella, tout confirme que les temps sont à la nostalgie d'un son et d'une époque totalement révolues, et dont personne n'a envie de reprendre le flambeau. L'histoire du rock est telle que la nouvelle génération a déjà tellement de choses à picorer et à digérer dans le back catalogue de son glorieux passé électrique qu'elle ne pense tout simplement pas à en inventer le futur.

 

 

Publicité ultra-réac pour le magazine Rolling Stone

 

 

La mort clinique du rock n'est pourtant pas une si mauvaise chose. C'est d'abord un gros "because fuck you, that's why" de la jeunesse de 2014 adressé à ses parents, aux puristes, à l'arrogance des baby boomers, ces vieux cons, cette élite blanche, bourge, repue et un peu âgée des journalistes musicaux de toutes les capitales du monde. C'est un message clair : non, le rock n'est pas la seule "vraie" "bonne" musique. Oui, l'electro, le hip hop ou la pop mainstream, qui s'influencent mutuellement (au contraire du rock qui souhaite rester seul dans son grand bain de formol pour l'éternité), ont été très longtemps considérées comme des musiques bâtardes et indignes, et c'est précisément pour cette raison qu'on les aime tant aujourd'hui. Et puis, sérieusement, vous pensiez vraiment que vos enfants allaient écouter la même musique que vous ?