En vérité, sans prétendre que le talent d'Adele est une hallucination collective, on peut se dire aussi que le produit Adele se vend bien car il renvoie une image d'authenticité, de savoir-faire oublié, de supplément d'âme au milieu d'un paysage pop vu par le grand public comme ultra "commercial", mercantile, à l'obsolescence programmée, fabriqué à la chaine par des gens peu scrupuleux. Seulement voilà : dans sa confection même, il n'y a aucune différence majeure entre un album d'Adele, un album de Rihanna ou de Selena Gomez. Pour chacune, il y a le même processus : une armée de compositeurs et de producteurs est convoquée, qui sont souvent les mêmes d'un artiste à l'autre selon les disponibilités et les affinités. On s'envoie des dizaines, des centaines de démos, et on en garde une douzaine. Ainsi, sur l'album 25, on retrouve des mecs qui ont bossé pour des noms aussi divers que Britney Spears, Sia, Ellie Goulding, Coldplay, Lana Del Rey, Charli XCX ou Calvin Harris. Certaines personnes imaginent sans doute Adele assise devant son piano, versant une larme dans un grand verre de chardonnay, en train de composer et d'enregistrer seule toutes ces incroyables chansons. La vérité est beaucoup moins romantique : au final, elle co-signe tous ses titres, tout en gérant le même business que Beyoncé ou Lady Gaga. Seul le packaging change. Ca ne veut pas dire qu'Adele est une vendue comme les autres : ça signifie juste qu'après tout, même si elles n'ont pas cette patine d'authenticité que promet un album d'Adele, les autres popstars valent peut être elles aussi qu'on investisse quelques euros dans leur musique.

 

 

Car il y a un truc qui vaut pour la pop comme pour toutes les entreprises commerciales : les consommateurs croient toujours avoir le dernier mot, ils s'imaginent toujours avoir trouvé les failles du système. Le grand public se targue d'acheter propre, bio, équitable, mais on finit toujours immanquablement par réussir à lui fourguer les pires cochonneries. Dernier exemple en date : le retour en grâce de Justin Bieber. Fin 2014, l'immense majorité des gens le disait has been, mort, cramé par les frasques, les scandales, sa douchebaguerie d'enfant gâté ayant achevé de le condamner à l'oubli. Fin 2015, c'est la popstar la plus cool du moment. Qu'est-ce qui s'est passé entre temps ? Une vaste entreprise de séduction et de reconquête s'est mise en branle, à laquelle chaque rouage de l'industrie du disque a apporté sa participation. Avec une très longue tournée de la rédemption, à grands renforts d'interviews en mode "j'ai changé, j'ai mûri, je demande pardon à mon public", quelques larmes de crocodile aux MTV Music Awards, quelques sketchs au SNL et sur Comedy Central pour le rendre plus humain et sympathique ("regardez, je sais rire de moi-même"), la tête à claques qui gérait mal la puberté et les sautes d'humeur a de nouveau endossé le déguisement du gendre idéal, affublé d'une immense mèche blonde que même les Duran Duran auraient eu du mal à assumer dans les 80s. Puis après l'image, on s'attaque au son. Fini les niaiseries r'n'b pour gamines de 13 ans. Son manager passe des coups de fil à Diplo et Skrillex, soit les producteurs les plus crossover du moment, à la fois aimés du grand public, des hipsters, et des habitués des festivals. Ca donnera "Where Are Ü Now", sur lequel Bieber signe un featuring. Sorti au même moment que le "Lean On" de Major Lazer (un autre projet de Diplo), le titre est un carton immédiat. Puis, "What Do You Mean" et "Sorry" viendront enfoncer le clou : Justin pose sa voix sur des tubes inspirés par la house de Club Med qui a inondé les playlists cet été. Et voilà comment on recycle une popstar : à coup de storytelling (Justin Bieber redevient un vrai personnage de la culture pop) et de musique caméléon qui colle aux envies de la saison. Le chanteur de "Baby" est toujours ce grand benêt aux abdos parfaits mais au regard vide qu'aucun media training ne pourra jamais corriger. Mais avec un nouvel emballage et de nouveaux tatouages, le voilà qui passe de guilty pleasure ringard au poster boy le plus cool de la planète.

 

 

En vérité, la vraie star incontestée de 2015, on ne va pas tortiller du cul (enfin si, justement, et grâce à lui d'ailleurs), c'est évidemment Diplo. Il serait fastidieux de compter le nombre de ses titres classés dans les charts et les tops de fin d'année, que ce soit avec son groupe Major Lazer ou sur son label Mad Decent, en solo ou avec Skrillex, DJ Snake, Justin Bieber, Madonna, la danoise ou la star coréenne CL, le producteur américain de 37 ans a dominé la planète pop de ses club bangers exotiques et torrides. "Lean On" est le titre le plus streamé de tous les temps sur Spotify. Rançon du succès : le son de Diplo a été imité (mais jamais égalé) par une armée de DJs d'Europe du Nord, dans une version plus blanche, plus embourgeoisée et beaucoup plus molle du fessier intitulée la "tropical house". Le suédois Kygo, l'allemand Felix Jaehn ou le belge Lost Frequencies ont déroulé des kilomètres de tubes. Leur formule gagnante : une sorte de deep house du réchauffement climatique, d'une lenteur effarante, avec ses guitares folk, ses marimbas, ses airs de flute et ses steel drums en goguette. Tous ces producteurs, devenus les rois du pétrole en l'espace de quelques mois, semblent habités d'une mission secrète : transformer tous les dancefloors du vieux continent en une immense plage de Biarritz où des connards de fils à papa dorés sur tranche viendraient surfer sur des vagues de mojito fraise. La house tropicale, catastrophe écologique à elle toute seule, a saturé les ondes jusqu'à l'overdose, devenant en quelques mois la tapisserie sonore des apéros afterwork où toutes les bichettes à couronnes de fleurs viennent s'encanailler dès les premières heures du weekend, noyant dans l'alcool leurs frustrations de secrétaires de direction. Tout ce soleil, cette nonchalance et cette joie de vivre au service d'un public de citadins dépressifs qui rêvent de s'échapper loin, très loin de la crise et de l'enfer urbain. Quand c'est trop c'est tropical ?

 

 

 

Le bilan 2015, au rayon pop, est donc très mitigé. Coincé entre une nouvelle génération de wannabe popstars qui semblent mieux maîtriser les réseaux sociaux, les selfies et les vlogs que les bons refrains pop fédérateurs, et des produits de saison survendus à la qualité plus que discutable, au final le grand public peine encore à s'y retrouver. Mais si les grandes légendes contemporaines de la pop tardent à sortir de nouveaux disques, c'est justement à cause de la schizophrénie de leur fanbase. Les fans de pop réclament le retour des big popstars, tout en plébiscitant des artistes qui sont des anti-popstars par excellence. Et si, sans le savoir, le public pop était juste passé à autre chose, tout en nourrissant la nostalgie d'un âge d'or du genre qui appartient à une époque déjà révolue ? Les stars du game que sont Britney, Rihanna, Gaga, Beyoncé, Miley ou Katy ont déjà connu chacune le climax artistique et commercial de leur carrière, leur comeback est-il donc fatalement voué à l'échec ? Réponse l'année prochaine.